Un nouvel aimant bidimensionnel exotique pourrait être prometteur pour l’informatique quantique
Vendredi, 18 Novembre, 2022
À l’avant-garde de la physique de la matière condensée, on étudie des matériaux aux propriétés quantiques nouvelles, intéressantes autant pour la science fondamentale que pour leurs applications possibles en technologie quantique. Adam Wei Tsen, Ph.D., professeur à l’Institut d’informatique quantique (IQC) et au Département de chimie de l’Université de Waterloo, plonge dans ce domaine avec son équipe, en se concentrant particulièrement sur les matériaux quantiques bidimensionnels (2D). Les citations de cet article sont traduites de propos tenus en anglais par M. Tsen.
L’équipe de M. Tsen étudie l’évolution des propriétés magnétiques de la forme alpha du chlorure de ruthénium (α-RuCl3) dans des échantillons dont l’épaisseur approche la limite 2D d’une seule couche atomique. À l’échelle atomique, chaque électron est caractérisé par une grandeur appelée spin, qui donne lieu à diverses propriétés magnétiques en fonction des interactions entre spins d’électrons voisins. Ces interactions peuvent en outre être très différentes selon que l’échantillon du matériau comporte une seule couche atomique ou se présente sous la forme massive 3D de plusieurs couches empilées. L’équipe de M. Tsen est la première à étudier les propriétés magnétiques de α-RuCl3 sous la forme d’une seule couche atomique.
Sous sa forme massive, α-RuCl3 présente une interaction caractéristique entre spins voisins, appelée interaction de Kitaev, du nom du physicien russo-américain Alexei Kitaev. Celui-ci a prouvé mathématiquement que lorsqu’il s’agit de la seule interaction magnétique dans un matériau 2D ayant une structure en forme de peigne, les spins sont intriqués et existent dans un état semblable à l’état liquide, même à des températures extrêmement basses. Si l’on peut trouver un matériau 2D où l’interaction de Kitaev est plus importante que toutes les autres interactions entre spins, cela pourrait avoir des applications dans le traitement de l’information quantique.
Contrairement aux prédictions théoriques, dans des matériaux réels, l’interaction de Kitaev est toujours en concurrence avec d’autres interactions ordinaires entre spins, de sorte qu’il faut prendre beaucoup de précautions pour régler les propriétés magnétiques. L’équipe de M. Tsen a étudié l’effet de différentes épaisseurs de l’échantillon sur les propriétés magnétiques de α-RuCl3.
« Quand un échantillon de α-RuCl3 a des couches ayant une structure en peigne, dit M. Tsen, on peut isoler assez facilement un feuillet de ces matériaux ne comportant qu’une seule couche atomique. Cela permet d’étudier ce matériau quantique sous une forme qui se rapproche davantage du modèle proposé par Kitaev. »
Dans ces expériences, Bowen Yang, postdoctorant à l’IQC sous la direction de M. Tsen, a utilisé la géométrie d’un dispositif nanométrique employé en électronique de spin et appelé jonction tunnel magnétique, dont on se sert dans la technologie actuelle de mémoire de stockage. De fines couches de α-RuCl3ont été isolées en sandwich entre 2 matériaux conducteurs. En examinant comment les électrons circulaient en tunnel dans le α-RuCl3, M. Yang a pu mesurer directement les ondes de spin parcourant la couche monoatomique. Les chercheurs ont constaté que, contrairement à ce qui se passe dans un cristal 3D, le champ magnétique nécessaire pour polariser les spins de l’échantillon 2D était plus faible dans la direction perpendiculaire à la couche atomique de structure hexagonale que dans le plan de celle-ci.
Les collaborateurs de l’équipe à l’Université du Michigan ont examiné attentivement par diffraction électronique la structure du α-RuCl3 monocouche. Ils ont constaté plusieurs différences de structure par rapport au cristal 3D. Des théoriciens de l’Université Goethe de Francfort et de l’Université de Wake Forest ont ensuite calculé les interactions magnétiques dans cette structure 2D. Ils ont réussi à expliquer l’effet différent du champ magnétique, en plus de découvrir que l’interaction de Kitaev était sensiblement accrue. Toutes ces constatations mettent en lumière l’importance du nombre de dimensions dans le réglage des propriétés de matériaux magnétiques et montrent que le α-RuCl3 monocouche peut être plus utile pour des applications d’informatique quantique que son pendant 3D.
D’autre part, la théorie prédit qu’un champ magnétique perpendiculaire peut produire un état de liquide de spin même lorsque le système n’est pas un liquide de spin au départ. « Ce que l’on sait à propos du cristal 3D, dit M. Tsen, c’est qu’il faut un champ magnétique extrêmement intense d’environ 35 teslas, peu accessible à la plupart des équipes, pour le faire sortir de son état fondamental. Mais, dans le cas d’une couche monoatomique, un champ magnétique beaucoup moins intense, de seulement 6 teslas, suffit à faire sortir le α-RuCl3 de son état fondamental, ce qui pourrait être très prometteur pour l’avenir. »
L’article intitulé Magnetic anisotropy reversal driven by structural symmetry-breaking in monolayer α-RuCl3(Inversion d’anisotropie magnétique due à une rupture de la symétrie structurale dans α-RuCl3 monocouche) a été publié le 17 novembre dans Nature Materials par Bowen Yang, Fangchu Chen, Adam W. Tsen et leurs collaborateurs. M. Yang a récemment reçu un prix d’excellence de l’IQC pour ses travaux. Ces recherches ont été financées en partie par le Bureau de la recherche de l’Armée des États-Unis, ainsi que par Technologies quantiques transformatrices, de l’Université de Waterloo.